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par Paul Ardenne, 2014 extrait de la monographie War Room.

A propos de Paul Ardenne:

La recherche de Paul Ardenne se focalise sur l’art contemporain (Art, L’âge contemporain, 1997 et Art le Présent, 2009), le corps (Portraiturés, 2003 ; L’Image corps, Figures de l’Humain dans l’art du xxe siècle et Extrême, Esthétiques de la limite dépassée, 2006), l’architecture (Terre Habitée, 2005 et Architecture, le Boost et le Frein, 2020) et l’art dans l’espace public (Un art contextuel, 2002 et Heureux, les créateurs?, 2015).

En tant que témoin et analyste de la culture de son époque, Paul Ardenne se situe dans une position d’inclusion agrégeant l’art en contexte réel (art d’intervention et d’implication sociale directe), les représentations extrêmes, l’architecture radicale, la photographie prospective ou ce qu’il appelle l’art «entrepreneurial», sans exclure les esthétiques dites de la réconciliation de soi (Portraiturés, 2003 et Pierre et Gilles, 2007).

PIGEON VOLE ET ESPIONNE

Léa le Bricomte, déjà, avait fait du pigeon, à Calais même, un « objet d’art » : en 2013, dans le cadre de l’« Anni­versaire de l’art », une cérémonie initiée par l’artiste Robert Filliou chaque 17 janvier, à l’occasion de laquelle elle a réalisé un mandala en graines pour oiseaux sur le parvis du théâtre local. Quelques mois plus tard, la jeune artiste récidive. Non, cette fois encore, dans la perspective classique, celle de l’illustration (dessiner, peindre un oiseau), non plus dans la perspective symbolique, celle du zoomorphisme (se déguiser en oiseau, le mimer) mais de façon incarnée, en recourant aux services de l’animal. Se servir de l’oiseau, lui faire exécuter un travail dont l’artiste, en retour, va faire une oeuvre d’art, telle est en effet l’essence de Drone, sa nouvelle réalisation.

Sous-entendus//« Drone » : ce terme désigne en langue anglo-saxonne un petit bourdon et qualifie aujourd’hui les « UAV » (Un­manned Aerial Vehicule), engins volants automatisés sans pilote. Apparus en 1955 lors de la Guerre d’Algérie, d’abord peu efficaces, les drones prolifèrent bientôt sur de multiples théâtres guerriers, où ils effectuent missions de surveillance, de reconnaissance et d’attaques ciblées. Leur discrétion et leur commande à distance, loin du théâtre d’opération guerrier, en font les armes sophistiquées d’un futur qui a déjà commencé, celui des guerres furtives me­nées sans combat direct entre belligérants. C’est lors d’une récente résidence d’artiste au Musée des Beaux-arts de Calais, où elle participe à l’exposition « Monument », que Léa le Bricomte prend contact avec les cercles colombophi­les locaux, dans ce but précis : utiliser le pigeon comme l’équivalent d’un engin de surveillance, comme un « drone », donc. Cette inflexion, dans le droit fil de nombre de ses créations antérieures, reflète la fascination de l’artiste pour les engins de guerre, qu’elle a pris l’habitude de détourner. Des obus, reconfigurés par ses soins, se voient montés sur roulettes, devenus des jouets paradoxaux aussi drolatiques par l’apparence que demeurant potentiellement dangereux (série Free Rider, 2011). Des médailles militaires sont exposées de manière à donner l’impression de coulures de peinture (Dripping Medals, 2013). Encore : un missile, de fabrication suisse, est présenté à la verticale sur un socle à la façon de l’Oiseau de Brancusi (Unha 3, 2012), à l’instar d’un totem glorieux. Dernière en date de ses créations dans cette veine évoquant le monde militaire et, en creux, sa violence, Drone a aussi pour raison d’être l’intérêt récurrent de Léa le Bricomte pour les animaux. Des animaux dont elle a fait déjà des compagnons fidèles de sa très personnelle esthétique. Songeons en particulier aux escargots. À ces placides gastéropodes, l’artiste a pu laisser ainsi le droit de coloniser la surface nue de son corps, lors de patientes séances d’« esthétique sécrétionnelle », ou encore fournir l’opportunité de peindre, en les disposant en nombre sur des toiles de feutre noir où les laisser à leur libre parcours (Peinture sécrétionnelle, 2007).

Curieux plans de vols// Utiliser le pigeon pour exploiter sa capacité à voler ? Lui imposer de surcroît un travail comme le commande le projet de l’oeuvre « drone » ? Rien de simple, en vérité. Le pigeon d’élevage (le colombin, ou le ramier), quoique domestiqué, n’est pas un animal servile. En dépit de son endurance légendaire, de plus, sa capacité d’emport s’avère minimale, inférieure à 20 grammes. Le lester est risqué et détraque son vol, voire l’interdit. Aidée dans sa tâche par des colombophiles bénévoles, l’artiste opère en deux temps. Elle conçoit d’abord un harnais léger destiné à être passé autour du cou et par-dessus la nuque de l’animal. S’étant assurée que le pigeon, ainsi harnaché, peut voler, elle équipe ensuite ce harnais d’une caméra ventrale ultra-légère, à toutes fins d’enregistrer la séquence du vol. Cinq oiseaux, à l’artiste, vont fournir bientôt une succession de points de vue vidéo, au hasard de leurs pérégrinations aériennes à Calais et autour de la ville. Ces différents points de vue enregistrés, une fois récupérés, sont présentés tels quels par Léa Le Bricomte sur plusieurs écrans de moniteurs. Ils forment l’expression ultime de l’oeuvre, re­doublée dans l’exposition parallèle des tracés géographiques accomplis par les différents pigeons. Ceux-ci ont été reconstitués par l’artiste, qui les dessine directement sur une carte de la cité calaisienne et de ses environs, mer comme campagne. Drone, d’emblée, surprend le spectateur des vidéos obtenues, un spectateur dont le regard va accompagner le vol de chaque pigeon du début à la fin et de l’aire de lancement de ce dernier jusqu’au pigeonnier où l’oiseau revient de manière immanquable. Car si l’on vole ici avec le pigeon, on vole aussi comme lui, d’un vol qui n’a rien des habitudes humaines du vol : d’une façon heurtée, nerveuse, jamais reposée, rarement portée à planer, sans que l’on comprenne en vérité la raison d’être de la mobilité de l’animal et le mobile de ses incessants changements de cap. Léa le Bricomte : « La nature des vidéos est étrange car le pigeon, pour voler, doit battre constamment des ailes. Son corps est tout le temps en mouvement. De plus, il ne vole pas toujours à plat mais penche et tournoie sans cesse. Les images obtenues sont très mouvementées, avec une esthétique proche pourtant de la caméra de vidéosurveillance et des images d’opérations militaires. »

Colombe démilitarisée et vivant déclassé// Léa le Bricomte, avec Drone, nous fait rêver : pour la première fois, nous volons comme vole l’oiseau, avec lui, à juste regarder les images. Le lien homme-animal, dans cette partie, est essentiel, il renvoie à une histoire où l’hom­me est encore une composante de la nature, partie prenante de celle-ci de la réalité au mythe. Ce rêve, toutefois, se brise sans délai. Ce n’est pas tant, avec Drone, la vue d’en haut qui intéresse l’artiste – comme avant elle Nadar photograhiant Paris depuis un ballon ou encore les futuristes, qui vénéraient l’avion, par exemple – que ce que peut à la fois signifier le monde selon l’animal et, par comparaison, le monde tel que nous le voyons, parcourons, cadrons et maîtrisons. Car Drone révèle en creux un univers que nous avons perdu. Cette oeuvre aux entrées multiples (le génie de la nature, la liberté, Icare, l’omnivision…) n’est sans convoquer en filigrane la mémoire des guerres primitives, archaïques, humaines, pourrait-on dire, plus que simplement techno­logiques. Et avec elle, une évolution que l’on peut considérer comme dommageable, la technique nous rendrait-elle au quotidien d’exceptionnels services – la perte même de notre animalité constitutive. On le sait : les pigeons, long­temps, furent utilisés comme « armes » de guerre, dans le domaine de la transmission notamment. Leur capacité au vol, plus aisément que le peut une estaffette, ne permet-elle pas de traverser les lignes ennemies ? L’aérostation, l’aviation, le développement de la radiocommunication, avec le 20ème siècle, vont cependant réduire l’importance tactique de ces messagers efficaces, discrets et tenaces. Jusqu’à leur déclassement, que concrétise l’entrée dans l’ère des drones, leurs homologues mécaniques, qui prendront leur relève factuelle. De même que le faucon aban­donne le poing du fauconnier sitôt que se développe le fusil à poudre, le pigeon voyageur utilisé à fins martiales passe le relais à la machine de vision et de communication autopilotée. Le mécanique, l’automate, dans les deux cas, déclassent le vivant.

Trop tard//Faire référence, à l’image de Drone, à l’« UAV », ce nouveau pigeon mécanique, lui, définitivement servile et obéis­sant à l’homme – on peut prédéfinir et orienter son parcours avec précision et sans qu’intervienne la composante du hasard – est loin d’être anodin. Le drone, aujourd’hui, est l’objet de nombreuses critiques, de la question de la responsabilité de qui le manipule aux risques que fait courir son encombrante multiplication, facteur d’accidents (le Washington Post, récemment, s’est procuré un rapport de 50 000 pages sur ces derniers, causés par la seule US Army), outre l’intrusion clandestine qu’il facilite dans nos vies privées. Une thématique très contemporaine que celle de cet objet pour le moins dérangeant, on en conviendra, au moment où l’on envisage l’utilisation massive de drones commerciaux à usage civil (USA, 2015), fortement polémique qui plus est. Drone, de manière sensible et intelligente, évoque la relégation de la nature et le concomitant triomphe de l’homme scientifique et de son univers technocratique. Un triomphe qui laisse perplexe, par la force des choses – l’homme, ici, est désarmé face à une technologie qui le soumet et induit tôt ou tard la servitude, la défaite. Comment ne pas s’émerveiller, dès lors, du vol si peu mécanique des oiseaux ? Comment ne pas désirer, aussi, que les pigeons volent de nouveau pour nous, nous espionneraient-ils, tout compte fait ? De quoi nous préserver de l’oeil mécanique de Big Brother, ce mauvais oeil de l’âge contemporain.

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