par Raoul Vaneigem, extrait de la monographie WAR ROOM 2014.
A propos de Raoul Vaneigem:
Ecrivain et philosophe belge connu notamment pour sa participation centrale de 1961 à 1970 à l’Internationale situationniste aux côtés de Guy Debord.
Médiéviste, spécialiste des hérésies, il est l’auteur d’une cinquantaine d’ouvrages.
LARMES DE GUERRE ET ARMES DE VIE
Il y a dans les plaidoyers et les sermons contre la guerre et la barbarie, que l’humanisme dispense généreusement, une hypocrisie dont les divers degrés d’imposture ne sont pas toujours apparents. Bien sûr, il est aisé de dénoncer le sac de riz qui cache le tank, la lutte contre la famine que enrichit les mafias agro-alimentaires et le commerce des armes. On sait que l’aide humanitaire représente une excellente publicité pour les affaires. Pour les Etats et pour les philanthropes la pratique de la charité remplace avantageusement le projet d’une société fondée sur une véritable solidarité.
Mais qu’en est-il des pacifistes, à la pointe du combat ? Ne serait-il pas pertinent pour eux de commencer au préalable par examiner s’ils sont vraiment en paix avec leur propre existence ? Comment peut-on vitupérer la guerre en étant en guerre avec soi-même ? La plupart des discoureurs qui exhortent si aisément à l’amour et à l’altruisme ne s’aiment guère et passent leur temps à se tourmenter et à se sacrifier. Non par perversité mais par inertie. Ils subissent l’effet d’une tradition millénaire qui leur a enseigné à haïr et à mépriser, au nom de l’esprit, un corps qui ne demande qu’à s’épanouir dans le bonheur et à jouir de la vie.
Cette guerre intérieure et permanente, la sensibilité artistique excelle à l’exprimer. Tout art implique un contact avec la vie, car celle-ci est sa source, elle l’abreuve, mieux, elle l’enivre d’une richesse créative, sans laquelle il ne serait pas. Mais, dans le même temps, l ‘artiste est aussi la proie d’une société essentiellement marchande où le pouvoir, la concurrence, la compétition tentent d’imposer leurs lois. L’artiste sait ce qu’il lui en coûte d’être mobilisé malgré lui dans la guerre qui se livre entre ce qu’il rêve d’être, en s’exprimant librement, et la reconnaissance publique dont son oeuvre a besoin. Cependant, il apprend très vite à distinguer deux types de renommée. L’une lui accorde une place enviable sur le marché au prix d’une gymnastique constante où combattre pour rester à la mode ne va pas sans la déperdition de cette énergie et de cette passion si indispensables à la création. Il y a là un choix où l’urgence n’est pas la meilleure conseillère.
L’art a besoin de maturation, non seulement pour se parfaire mais pour atteindre à ce point focal où il rayonne de toute sa substance. C ’est là qu’il amorce son dépassement. Et le dépassement de l’art n’est rien d’autre que l’art de vivre. A quoi tient la vraie reconnaissance de l’artiste ? A son oeuvre en tant qu’elle témoigne d’une volonté d’aller toujours plus loin. Ce qui, si l’on y réfléchit, correspond au mouvement de la vie en constante création et rompt avec l’existence répétitive, qu’impose la morne nécessité de survivre. L’histoire des beaux-arts art regorge de gloires mondialement établies, de valeurs sûres qu’il a suffi de quelques décennies pour réduire en cendres et dissiper dans les fumées de l’oubli.
Une oeuvre qui reste en contact avec la vie possède en elle une semence impérissable. Elle demeure fertile. Peu importe que le marché l’ignore si elle a la force d’ignorer le marché ; et cette force est précisément celle que son auteur a investie dans le processus d’une création sans cesse renouvelée. L’art est l’escalier de la conscience et plus proche il est de l’art de vivre, plus ses résonances se propulsent dans l’espace et dans le temps, comme une bombe à fragmentation qui serait chargée de vie et non de mort. Les pires crimes de guerre sont ceux qui se fomentent avec des mots. Rabelais évoque ces paroles qui virevoltent autour de nous et crient parce que, cherchant à retrouver la bouche qui les a proférées, ils découvrent que la gorge a été tranchée. Les appels au nationalisme ont rempli des charniers aussi vastes que les territoires qu’ils prétendaient défendre, Le zèle des religions propage partout le djiad et l’évangélisme du « Tuez-vous les uns les autres ! », La Chine écrase le Tibet au nom du progrès, le capitalisme financier empoisonne les sols et les océans, désertifie la terre, propage la paupérisation pour le bonheur de tous. Les médias tuent les oiseaux pour remplir l’air de leurs mots qui débitent le mensonge, le désarroi, l’espoir illusoire, la haine. Ils se gardent bien d’avouer que sur terre des gorges sont tranchées. L’ignominie de Céline ne tient pas à son antisémitisme, elle vient de ce qu’il occulte sous la grandiloquence haineuse de ses éjaculations émotionnelles la réalité des cadavres amoncelés – et il le sait – dans les chambre à gaz de ses amis, que l’on pendra pour l’exemple à Nuremberg, tandis qu’à la même époque les justiciers humanitaires lynchent les noirs et noient dans le sang les révoltes des colonies.
Ce qui me plaît dans la démarche artistique de Léa Le Bricomte, c’est le retour à la base, au terre à terre – au sens littéral du terme. Nous n’avons jamais cessé de nous mouvoir dans le ciel des idées. Les Dieux, dit-on, en ont été chassés mais que peut-on attendre d’un mystérieux royaume d’au-delà, censé gouverner le monde et inspirer à ceux d’en bas un respect qui leur fait, par une gymnastique tortueuse, courber une nuque soumise et lever vers lui une tête éprise d’adoration ? Redescendre sur terre, c’est véritablement s’élever. C’est ici que, infligée par les spéculations abstraites que répandent la spéculation boursière et la politique des Etats, la souffrance est à l’état brut. La souffrance n’est pas un mot, elle jaillit de la paupérisation croissante, elle coule des vies ruinées par la misère. C’est dans cette réalité dramatiquement vécue que la conscience s’éveille ;que l’on perçoit le gouffre qui sépare le mensonge quotidien des médias, contraignant les mots à travailler à leur bénéfice, et la réalité vécue sous la botte des mafias bancaires ;celles qui, au nom du profit, détruisent tout sur leur passage et roulent vers le néant en nous persuadant de les suivre de façon suicidaire dans leur déroute exterminatrice. En cette guerre, il n’y a que des vaincus. Il faut donc faire la guerre à la guerre mais comment ? Dans les époques de conscience prolétarienne, on aurait dit « »arrachons les canons des mains des oppresseurs et tournons les contre eux » Ainsi fit la Commune de Paris. Aujourd’hui les oppresseurs sont anonymes, ce sont les aveugles rouages d’une système aberrant, d’une économie qui tourne à vide, engrangeant un argent qui ne sert à rien, si ce n’est à se reproduire et à se perdre dans un gouffre sans fond. Dès lors, l ‘idée qu’un obus serve à produire la mélodie d’un bol tibétain à de quoi nourrir la réflexion. Ne nous arrêtons pas à ce qui pourrait n’être que la transformation d’une arme en instrument de musique, à une symphonie pour un ballet de chars d’assaut, à une fugue interprétée par des orgues de Staline dont les tuyaux redimensionnés permettraient un jeu de cinq octaves. Fourier n’a jamais manqué de rappeler que la musique, avec ses accords et ses désaccords – à résoudre, ou non – offrait à la société à venir un modèle d’harmonie. il y voyait le principe de cette attraction universelle dont il tentait de montrer les heureux effets. A notre époque de désarroi où la sinistre utopie financière pousse le ridicule jusqu’à promettre le welfare state – l’état de bien-être – à ceux qui consentent à travailler plus en renonçant à vivre, jamais ce que l’on continue de taxer d’utopie fouriériste n’a démontré à quel point il nous appartient aujourd’hui de mettre en oeuvre la poésie d’une vie quotidienne à créer. Les larmes sont partout mais les armes ont changé de bord et de nature. Ecoutez les rumeurs de la vie qui s’éveille et sort de sa léthargie. Elle est la musique des désirs, la musique « étonnement mélodieuse » qui étouffera les cris du profit et le bruit de bottes qui les accompagne.